14 août 2021

À propos de la liturgie

 

Fête
de
l’Assomption

    La fête du 15 août, c’est la fête de ce que nous appelons notre âme. C’est le jour où nous découvrons sa véritable dimension, son véritable espace. Ce n’est pas pour rien que le Cantique de Marie commence par ces mots : Mon âme exalte le Seigneur. 
    Mon âme, dit la Vierge Marie. Mais c’est son corps tout entier qui chante le cantique, c’est sa voix, ce sont ses cordes vocales. Et son corps porte déjà celui qu’elle va mettre au monde et qui fait d’elle la Mère de Dieu, son plus beau titre.
    En contemplant ce qui se passe chez sa cousine Elisabeth, en réalisant ce qui se passe en elle, en entendant la salutation d’Elisabeth, Marie se reconnaît dans tout cela et elle s’exclame : voici mon âme. Comme si le mot était sorti de sa bouche sans qu’elle l’ait voulu, dans un mouvement plus fort qu’elle. C’est comme si tout ce qui est en elle s’élargit tout d’un coup, comme s’il n’y avait plus rien à mesurer, tellement l’espace et le volume sont devenus grands. Il n’y a plus de taille à évaluer : le Puissant fit pour moi des merveilles, Saint est son nom. Il n’y a plus d’âge : toutes les générations me diront bienheureuse. Il n’y a plus le corps et l’âme que nous séparons trop souvent, si pas toujours. Il y a l’âme que tout envahit ; mieux : il y a l’âme qui a tout envahi : le corps, la terre, le ciel. Voilà ce que nous fêtons.

    Mais ne suis-je pas trop naïf, trop ignorant du mal terrible qu’il y a dans le monde, et peut-être même en nous ? La médiocrité existe, la petitesse, la pusillanimité, la souffrance. Bref tout ce qui sépare, tout ce qui fait tomber dans le partiel, tout ce qui casse la réalité et la met en mille morceaux.
    Oui. Bien sûr. Et je suis certainement loin de connaître tout ce que doivent traverser nos contemporains, vous-mêmes ici présents. Mais j’entends aussi l’âme de Marie qui poursuit son cantique : il élève les humbles, il renvoie les riches les mains vides, il comble de biens les affamés, il renverse les puissants de leur trône. Et surtout, surtout, il se souvient de son amour.


    Voilà mon âme, s’exclame toujours Marie. Voilà ce à quoi j’ai accepté de m’exposer. Les grandes âmes acceptent ainsi de s’exposer à la joie qui les remplit et qui les comble ; elles s’exposent aussi à la misère et à la douleur, et alors c’est pour elles l’occasion d’un approfondissement. Voilà l’espace qui mesure l’âme qui n’a plus de mesure. Un espace qui désormais se confond avec la grandeur même de Dieu. Assomption.
    Je disais : la fête de ce que nous appelons notre âme. Une fête, parce que, depuis Pâques, depuis la résurrection du Christ, il n’y a plus de division mortelle. Une fête parce que Marie s’est laissé emporter par le torrent qui a jailli du tombeau de son Fils. Une fête parce que nous voilà invités à nous y exposer, à notre tour. Une fête parce qu’en contemplant tout cela, à notre tour, nous aussi nous nous exclamons : voilà mon âme, voilà mon corps, voilà ma vie. Voilà mon Dieu.

P. Nicolas Dayez

Homélie pour la Fête de l’Assomption

Maredsous, le 15 août 2011






















12 août 2021

À propos de la Bible

 

La liberté

selon la Bible




Être libre, c’est être libéré.

 

La liberté n’est pas un donné figé 
mais un projet divin en devenir.

 
Elle se reçoit et se construit.



Si le mot n’apparaît guère dans l’Ancien Testament sinon au sens politique ou social, le Nouveau Testament présente la liberté comme l’indice même de la nouveauté chrétienne. Son expérience en  tant que libération parcourt toute l’histoire du salut depuis son premier acte, la sortie d’Egypte, jusqu’à son accomplissement dans la Jérusalem d’En-Haut. « Le Dieu que nous avons est un Dieu de délivrances », chante le psaume (Ps 68/67,21). Et saint Paul de déclarer : « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés » (Ga 5,1).

La révélation de Dieu comme libérateur

Dieu se manifeste essentiellement comme libérateur. Le récit de l’Exode - libération de l’oppression égyptienne, traversée de la mer, séjour au désert, conclusion de l’Alliance et don de la Loi - constitue, en quelque sorte, l’acte de naissance d’Israël. La Bible entière s’y réfère. Le constat de l’oppression de l’homme par l’homme affecte Dieu au point de le décider à intervenir (Ex 3,7-12). Dieu se révèle à Moïse, il l’envoie et s’engage avec lui : « J’ai vu la misère de mon peuple, j’ai entendu son cri, je connais ses angoisses, je suis descendu pour le délivrer. Maintenant, va, je t’envoie, je serai avec toi ». Tel est le point de départ de la révélation de Dieu dans l’histoire : une situation d’oppression insupportable, à Dieu plus encore qu’aux hommes.
Cette libération initiale est un acte gratuit. Israël ne la demande pas. Il crie parce qu’il souffre. Dieu libre ne supporte pas que l’homme soit asservi par son semblable. Le mot hébreu désignant le pays d’Égypte dérive d’une racine verbale évoquant l’enfermement, l’angoisse et, de là, toute forme d’emprisonnement physique ou moral. L’Égypte dont Dieu veut « faire sortir Israël » n’est pas un lieu géographique mais une situation-type inhumaine, contraire à son projet. Le vrai Dieu n’est pas un tyran. Il ne veut pas d’esclaves mais des partenaires, libres comme lui, pour construire l’histoire avec lui.

Une loi pour rester libre

Ainsi Dieu s’engage-t-il envers son peuple par une alliance, fondée sur le don de sa loi. Les préceptes du décalogue indiquent à Israël le chemin à suivre pour garder sa liberté. L’obéissance à la parole divine, loin de représenter une condition, est plutôt la conséquence de l’alliance, réponse de foi et d’action de grâces à l’initiative de Dieu. La loi divine est gage de liberté. L’observer, c’est demeurer libre, libre de tout assujettissement à un pouvoir absolu sous quelque forme qu’il se présente, pour accueillir le don gratuit du Dieu unique : précisément la liberté.  Idoles, représentations figées des forces cosmiques, manipulables en fonction des besoins, maîtrise absolue du temps et du travail, prétention à l’autosuffisance, qui conduit au refus de l’autre dans sa personne, ses relations et ses biens, représentent autant de formes de tyrannies à fuir, tant en actes qu’en paroles et en intentions (Ex 20,2-17 ; Dt 5,6-21). L’ambition de « connaître le bien et le mal » n’a-t-elle pas été fatale au premier couple humain, dès le début de la création ? Désirer un pouvoir absolu et universel est une impasse qui mène à la mort (Gn 3). 
La tradition prophétique imputera à l’infidélité d’Israël la responsabilité des catastrophes politiques et militaires qui, peu à peu, lui feront perdre sa liberté. À chaque crise, Dieu renouvelle son œuvre de libération, jusqu’à ce que la destruction du temple et l’anéantissement du royaume mette un terme à l’autonomie politique de Juda. Tout au long de son histoire, la prière du peuple de Dieu s’exprime par ce cri qui, sous diverses formes, n’apparaît pas moins de 70 fois au cours du psautier : « Libère-moi ».



La liberté des enfants de Dieu 

Au cours de l’exil à Babylone cependant, l’inspiration d’un lointain disciple du prophète Isaïe laissera entrevoir aux déportés la perspective d’un nouvel exode, mieux, d’une création nouvelle, œuvre de « rachat » qui « fera tomber tous les verrous » (Is 43,14). Un mystérieux « Serviteur » en sera l’instrument choisi par Dieu « pour dire aux prisonniers : sortez » (Is 49,7-9). Plus tard, un autre disciple du même prophète prononce l’oracle que Jésus s’appliquera à lui-même lors de sa première prédication à Nazareth : « L’esprit du Seigneur... m’a envoyé... annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance » (Is 61,1 ; Lc 4,18). La libération est œuvre messianique ; elle inaugure la réconciliation universelle des derniers temps (Is 35,10 ; 51,11). L’espérance d’Israël est tendue vers elle. À la naissance du Précurseur, son père Zacharie prophétise que « Dieu a visité et racheté son peuple » (Lc 1,68). La venue de Jésus fait advenir le Règne de Dieu ; sa vie, sa mort et sa résurrection réaliseront la délivrance promise. « Si le Fils vous rend libres, réellement, vous serez libres » (Jn 8,36), déclare-t-il à ses contradicteurs.
La liberté chrétienne est un bien eschatologique, obtenu par le sang du Christ en pure grâce et destiné à grandir, par le don de l’Esprit Saint, jusqu’à la délivrance finale. Le chrétien, « fils de Dieu », est libre par définition ; libre et appelé à la liberté. « C’est pour que nous soyons vraiment libres, que le Christ nous a libérés... Ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage », s’exclame saint Paul (Gal 5,1 ; cf. aussi Jn 8,31-36). Au-delà de son expression sociale, loin de tout libertinage, la vraie liberté est avant tout spirituelle, car « la loi de l’Esprit qui donne la vie en Jésus-Christ » libère « ceux qui sont dans le Christ de la loi du péché et de la mort » (Rm 8,2). Concrètement, elle affranchit de l’esclavage de l’égoïsme et de la volonté de puissance, comme de l’assujettissement au jugement d’autrui et aux contraintes extérieures d’une loi prise à la lettre. « Par l’amour, mettez-vous au service les uns des autres, car la loi est accomplie dans l’unique parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5,13ss).  La liberté dans le Christ abolit les différences au profit de l’unité des fils de Dieu : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » (Ga 3,28 ; cf. aussi Col 3,11). Au regard de la foi, même l’esclave est un homme libre (cf. 1 Co 7,22).
Sous l’empire de l’Esprit Saint, le chrétien vit ainsi dans l’espérance d’ « avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,18-21), espérance que soutient la dernière demande de sa prière quotidienne: « Délivre-nous du mal » !

                                                                        Sœur Loyse Morard osb


(Paru dans : Dimanche, n° 26, 8 août 2021,
ThéoBel, supplément n° 18, « Libres pour aimer », p.11)




 






05 août 2021

À propos de la liturgie

 

Transfiguration

Au tournant de l’année quand la longueur des jours commence à diminuer, la liturgie commémore la « Transfiguration » de Jésus sur la montagne. Lui-même est au tournant de sa vie. Son succès auprès des foules va bientôt se muer en rejet. Il sait que ce retournement appartient à sa mission et qu’il le conduira à la mort. Ses comportements scandalisent les bien-pensants, ses gestes de bienveillance et d’amour sont mal interprétés, ses paroles rencontrent l’incompréhension de ses disciples eux-mêmes. Malgré leur enthousiasme et leur attachement, ils peinent à le suivre.
Sur la montagne, Pierre, Jacques et Jean sont les témoins de la mystérieuse conversation qu’il tient avec Moïse et Elie, grands ambassadeurs de la Parole divine avant lui. De la nuée, la voix du Père les interpelle : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le ». À leurs oreilles, Jésus est confirmé dans son identité de « Fils bien-aimé », selon la révélation reçue au commencement de son ministère. Il est l’objet, de la part de son Père, d’une prédilection toute particulière où s’enracine sa vie. Sa mission d’adulte repose sur la certitude née de cette déclaration : « Tu es mon Fils bien-aimé ».
Au moment où s’amorce le tournant qui le mènera à la mort, la même révélation se répète à son sujet, à l’adresse de ses intimes appelés à communier à son destin jusqu’au bout. Il l’entend et, dans l’assurance renouvelée de cet amour dont les siens sont à la fois les témoins et les confidents, il puisera la force d’affronter les événements qui l’attendent. Un grand amour s’entoure de silence. Ses témoins doivent attendre sa fin pour l’interpréter sans malentendu. Les disciples reçoivent l’ordre de se taire ; ils ne voient plus que Jésus seul.



Nous aussi ne voyons que Jésus seul et nous posons cette question : de quoi celui-ci pouvait-il bien parler avec Moïse et Élie, en ce moment décisif de sa vie humaine ? Ses deux interlocuteurs évoquaient peut-être pour lui les peines de leur propre mission que lui-même porterait bientôt à son accomplissement. Moïse, objet de la jalousie de ses proches, aux prises avec les critiques, les plaintes et les récriminations du peuple, n’en était-il pas arrivé à s’exclamer à l’adresse de Dieu : « C’est trop lourd pour moi, tue-moi plutôt » ? Elie, lui aussi, avait subi l’indifférence de son entourage et la persécution des grands, au point qu’il avait pris la fuite et souhaité mourir. Leur mission les avait menés tous deux jusqu’aux portes de la mort. Jésus, lui, franchira ces portes et les ouvrira définitivement afin d’entraîner derrière lui toute l’humanité.

❃❃❃

Nous marchons à sa suite aujourd’hui et notre chemin, comme le sien, en compagnie de Moïse et d’Elie, intègre la contradiction, la souffrance et la mort. Pour ressusciter avec lui.